Accompagner le deuil des fantômes du passé
- aquantinccf
- 25 févr. 2024
- 5 min de lecture
L’accompagnement au deuil est un vaste sujet que l’espace d’un article ne peut suffire à traiter. La conseillère conjugale et familiale (CCF), en tant qu’elle offre une écoute inconditionnelle, peut être bien sûr sollicitée et accompagner le patient dans les étapes de deuil telles que les a identifiées la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Elle y a même toute sa place, et le tout-venant ne doit pas hésiter à consulter. Une seule séance peut faire beaucoup.
La question que je veux traiter aujourd’hui est cependant légèrement différente : comment accompagner au deuil plusieurs années après ?
Face à une famille dysfonctionnante, il est parfois possible d’identifier un « tiers pesant » 1 , comme le nomme la psychologue et psychothérapeute familiale systémique Edith Goldbeter-Merinfeld, c’est-à-dire un défunt du passé qui tiendrait, malgré le temps écoulé, un rôle disproportionné dans la famille.
Dans le passé récent s’agit-il d’un aïeul, d’un frère ou d’une sœur, d’un enfant mort in utero, de façon naturelle, par IVG ou IMG ?.. tous gardés précieusement, quoique parfois inconsciemment, par la mémoire du couple ou du groupe familial. S’agit-il de deuils plus anciens, plus cachés, plus secrets : un aïeul, un oncle mort à la guerre, une tante suicidée… ? Il y a comme la construction d’un monument funéraire devant lequel le respect, voire la dévotion, sont attendus de tous les membres du groupe.
Pour identifier le tiers-pesant, on peut laisser une chaise vide dans le cabinet où l’on reçoit la famille et demander qui, selon chacun, y prend place, ou bâtir un génogramme, ou, à l’aide de photographies, de décrire leur famille. Un jeu de sept familles adapté, des figurines Playmobils et des marionnettes peuvent éclairer. Les enfants et adolescents peuvent, par l’usage qu’ils feront de ces objets, être amenés à montrer qu’un frère aîné mort tout jeune, par exemple, pèse dans la fratrie plusieurs années plus tard, alors que les parents pensent avoir fait leur deuil, qu’une IVG dissimulée a été en fait devinée, qu’une fausse couche a laissé des traces…etc. Films ou livres peuvent être aussi support d’un récit et aider à dire les émotions. L’important est que, petit à petit, soit nommé le tiers dont l’absence s’est fait présence pesante.
La CCF pourra ensuite poser quelques questions éclairantes : Que dit-on du défunt dans la famille ? Où est-il ? Le garde-t-on présent, et, si oui, comment ? Comment supporte-t-on la place vide ? Que ferait-on si elle se remplissait ? Y a-t-il toujours la chambre de l’aïeul décédé des années plus tôt? Qui dort où ? 2 La CCF aura en tête que le fantôme est, d’une certaine manière, nécessaire à l’homéostasie familiale, c’est pourquoi il ne peut être supprimé brutalement. Ainsi, paradoxalement, le rôle du thérapeute sera parfois de figurer pendant un temps, en transfert, ce tiers pesant, pour le bien de la famille.
A des parents qui ne parviennent pas à faire le deuil de leur enfant, la CCF pourra faire dire les émotions, dont la tristesse, la culpabilité, la honte, la colère envers le conjoint ou le personnel médical...pour aider à ce que le travail de deuil s’accomplisse. Les parents s’autoriseront alors petit à petit à ne plus faire comme si rien ne s’était passé. Ils sortiront du blocage, du déni, du gel. Il y a un décès à reconnaître, pour le surmonter. L’écoute bienveillante, contenante et non jugeante de la CCF peut y aider.
Le thérapeute peut aussi suggérer des rituels qui permettront de faire rentrer le défunt dans une mort vraiment « définitive », laissant aux vivants la possibilité de reprendre le fil de la vie et du temps. Nommer la mort, le cimetière, associer les enfants, ne pas utiliser les euphémismes qui, voulant atténuer la réalité de la mort, ne font au contraire que lui donner plus de pouvoir, pourront aider la famille à enterrer son fantôme.
En consultation, la CCF est attentive à l’onde de choc qui, après un deuil, peut provoquer dans le groupe familial des symptômes physiques (douleurs aux articulations 3 , maladies chroniques, allergies, infections respiratoires...) qui peuvent, avant la mélancolie et la dépression, avertir que quelque chose n’a pas été dit et qu’un deuil n’a pas été fait. Baisse du niveau scolaire ou de la rentabilité professionnelle, avortement, impuissance, toxicomanie, anorexie 4 ... tous symptômes qui peuvent alerter de la présence d’un fantôme.
Repérer les étapes manquantes du processus de deuil, ou même le refus du travail, autoriser l’expression des émotions, comme l’envie d’être mort, rappeler qu’il ne s’agit pas d’oublier 5 ni de forcément pardonner 6 , mais juste d’avoir moins mal, et surtout faire raconter, redonner le goût des projets, chercher avec les personnes où sont leurs ressources, sont les moyens pour amener les personnes vers la sérénité.
La psychothérapeute Sylvie Tenenbaum, dans Dépression, et si ça venait de nos ancêtres ? 7 , propose plusieurs démarches concrètes pour accompagner les vivants à se séparer de leur mort : écrire une lettre d’adieu, détruire ou se séparer d’un objet, d’un vêtement, d’une lettre, ayant appartenu au défunt, frapper un coussin pour faire sortir une colère non dite depuis des années…Faire dire les défauts du défunt et faire sortir la famille de l’idéalisation est aussi une manière d’accompagner la famille. « L’aboutissement d’un deuil normal n’est en aucune façon l’oubli du disparu, mais l’aptitude à le situer à sa juste place dans une histoire achevée» 8 , explique M. Bydlowski. Passé et présent vont ainsi cesser de se fondre et chacun reprendra sa place.
Si tant est que le problème soit seulement celui d’un mort qu’on ne veut pas laisser mourir... car si la mort a réactivé des angoisses infantiles d’abandon non résolues, ou si le deuil a été très précoce, on peut craindre que le patient adulte ne revive le deuil traumatique tant qu’il n’aura pas été identifié. Le culte du fantôme dissimule-t-il quelque chose ? Que protège-t-il ? Y a-t-il un mécanisme de défense à ne pas brutaliser ? Il y a toujours danger à révéler un secret caché par les générations successives, mais aider à mettre une parole sur un silence est toujours préférable pour éviter les répétitions mortifères.
Alice Quantin
1 Goldbeter-Merinfeld E., Le deuil impossible. La place des absents en thérapie familiale. Louvain-la-Neuve, De Boeck
Supérieur, 2017, 300 pp.
2 Le spatiogramme est un dessin figurant la manière dont est occupé l’espace. C’est un outil qui peut s’avérer utile.
3 Les articulations articulent… Les genoux et les chevilles grincent quand les liens familiaux sont douloureux...
4 Edith Goldbeter-Merinfeld remarque la fréquence des anorexiques dans les familles ayant vécu la mort d’un aïeul très amaigri les années passées. L’enfant « remplace » le grand-parent, qu’on n’a pas vraiment laissé partir. De même, le toxicomane qui vit une « mort lente » sous les yeux de sa famille devient une sorte de substitut du défunt, duquel il prolonge d’une certaine façon la vie.
5 Comme le rappellent Anne Ancelin-Schützenberger et Evelyne Bissone Jeuffroy dans Sortir du deuil, Paris, Payot, 2005, dire aux personnes qu’elles peuvent être heureuses même après un deuil, sans culpabilité, me semble important. Les auteurs racontent qu’elles invitent ainsi leurs patients à prendre soin d’eux en recommandant de trouver quatre plaisirs par jour (p.41) ! Elles évoquent elles aussi ces deuils qui « taraude[nt] la personne et ses descendants par des fidélités familiales inconscientes, des liens transgénérationnels, des loyautés invisibles. », p.65.
6 Ibid., p.121.
7 Tenenbaum S., Dépression, et si ça venait de nos ancêtres ?, Paris, Albin Michel, 2016, p.233 et ss.
8 Bydlowski M., Je rêve un enfant, Paris, Odile Jacob, 2000, p.148.
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